Lettre à Bambi.

Tout aficionado a los toros (torista étant un doux euphémisme!) a son torero mentor, comme certaines arènes.

De Damaso Gonzalez à Ruiz Miguel, de Fundi à Frascuelo, pour l’hexagone : Christian, Richard, Denis, Stéphane. La liste est non exhaustive.

Luis Francisco Espla a marqué une génération par son côté éclectique, « polifacetico » : écrivain, peintre, poète, philosophe, amateur de belles voitures…

Torero technique et physique, pour cette dernière qualité, cela le rendit un peu cabotin en fin de carrière…

Ayant brûlé ce que j’ai adoré, selon l’adage, ces quelques lignes en forme de mea culpa… 

Il est vrai que ta carrière a oscillé entre l’hétérodoxie et le grand classicisme que certains nommèrent « à l’ancienne ». Tu as commencé avec les chevaux aux Canaries, à Santa Cruz de Tenerife le 22 décembre 1974. Longtemps la parera Espla, avec ton frère, enchanta l’aficion dans ce deuxième tiers qui, de moribond, devint presque le plus important, avec les Soro, Mendes, Christian, Morenito de Maracay…

D’ailleurs le village de Segura de la Sierra, qui possède une des plus vieilles plazas d’Espagne, a baptisé son belvédère de vos deux noms « Juan Antonio y Luis Francisco », comme la suerte de banderilles al alimon de votre époque novilleril.

Tu as donné l’alternative, avec un autre belluaire, Ruiz Miguel, à notre compatriote Frédéric Pascal à Nîmes en 1976. Quelques mois auparavant, tu avais été sacré matador de toros à Zaragoza par Paco Camino et le Niño de la Capea.

Je n’ai vu que la vidéo de cette course de la Beneficienca du 1er juin 1982, Puerta Grande pour Ruiz Miguel, LF Espla, José Luis Palomar, a hombros avec Victorino Martin Padre : la « Corrida du Siècle ».

Éclectique en tant que peintre, tu réalisas une affiche de la feria nîmoise : un carrousel de piqueros et d’aguaziles et, au premier plan, un monosabio juché sur un cheval de bois avec ton sourire malin.

Je ne t’ai pas vu toréer « Dadito » de Miura pour une feria de juillet à Valencia où tu n’as pas entendu la forte pétition d’indulto.

Je t’ai vu partir à l’infirmerie à Madrid devant un Victorino Martin qui offrit ce jour là sa première Puerta Grande à El Califa.

L’année d’après, le scénario fut inversé, tu fis imploser le tendido 7 après sept naturelles pieds joints devant les agnostiques. Bon compagnon, tu refusas d’être porté en triomphe.

Je ne t’ai pas vu devant cette corrida de Pablo Romero où tes innovations aux banderilles commencèrent à devenir des classiques : sesgo por dentro, galleando, et autres.

Je t’ai vu à Céret devant ce grand et immense toro de Fraile où, comme Cassius Clay à Kinshasa (Zaïre-Afrique), devant Georges Foreman, tu arrachas le KO et l’oreille avec le nez cassé et les côtes idem, dans le dernier round.

Dans ces mêmes arènes, on vit ta mort dans le regard du public après cette terrible voltereta par un cinqueño colorado du Cura de Valverde, prénommé « Servicioso ». Le quotidien ABC titra « Espla vive de milagro ».

A Madrid, je t’ai vu cabotin après une faena d’aliño (cinq six passes), montera visée sur le crâne, pétition d’oreilles, dire: « Ce toro est malade, il sent de la bouche ».

J’ai entendu ta théorie sur les couleurs froides, le vert et le bleu de tes revers de capote, signes méditerranéens de ton port natif : Alicante où une rue porte ton nom. Primaires qui s’opposent au rouge sang et noir toro (comme certains de tes costumes) dans l’émission de l’ami Joël Jacobi.

Je t’ai vu malin avec ces cositas dites « a la antigua », montera sous le mufle du toro pour descabeller, ou l’accompagnement du piquero jusqu’à la sortie du ruedo tout en devisant, ou poser ta muleta sur le toro juste avant qu’il ne double les mains.

Je t’ai vu juste dans un sesgo por dentro à Nîmes où toute la cuadrilla (mozo et serviette éponge inclus) te fait le quite du callejon.

Je t’ai vu vieillissant malgré une jeunesse de plus de 50 ans, un peu insolente, doublée d’un humour caustique et ironique où l’intellectuel compense l’approximation, la muleta moyenne contrebalancée par la science des terrains, un capote correct compensé par un tiers de banderilles savant, voire « fenomenal », une épée qui défaille rarement, une tauromachie, la tienne.

Dans ce cartel madrilène, signes des Dieux, tu es tombé sur « Beato » (dévot) n°46 de Victoriano del Rio. Peut-être que la patronne de ta ville d’alternative, La Virgen del Pilar, était avec toi. Tu as dit : « C’est un miracle ». Tu as fait deux vueltas consécutives, le toro une, sans ses oreilles. Morante de la Puebla t’a brindé le cinquième, ton fils Alejandro t’a porté pour ta dernière Puerta Grande à Madrid.

Quoi de plus émouvant après 33 ans de traversée d’une forêt de grandes cornes de sortir par la porte d’Alcala, la porte des Etoiles.

Allez, je fais un remate à l’ancienne, sibyllin comme toi, Luis Francisco Espla. Chapitre 25, épître de Saint Jean: « J’étais aveugle autrefois, Aujourd’hui j’y vois ». Enhorabuenissima Maestro !

Jacques Lanfranchi « El Kallista ».
(22 novembre 2020)

Pour mémoire : la vénérable revue Toros vient de sortir un numéro spécial des 100 ans de la Mort  de Joselito « El Gallo ». La portada et le brindis sont réalisés par Luis Francisco Espla en Français !
J’ai eu envie de partager cette lettre ci-dessus écrite il y a 10 ans pour la despedida du Maestro.

*Bambi est le surnom du maestro en famille. Avec l’écrivain Jacques Durand, ils échangèrent une riche  correspondance dont le recueil s’appelle « TOROS ». (Editions Marval-1994).

Photos.

  1. Les deux frères DR.
  2. Alternative de Frédéric Pascal DR.
  3. La corrida du siècle, Botan.
  4. Despedida d’Espla à Las Ventas, Manon Madrid.