Cinquième et dernière partie de la biographie abrégée de Manolete.
La fin d’une histoire. Le début d’une légende.
« Manolete est mort ! » Phrase accentuée, et mise en avant par toutes les radios locales, comme Radio Córdoba, puis nationales. L’Espagne s’éveille et chacun n’a qu’un mot à la bouche : « Manolete, Manolete… », et cela veut tout dire chez un espagnol.
Une icône vient de partir, et soudain après l’avoir sifflé dans les arènes, suffisamment conspué, vilipendé, l’on ose l’embellir, l’enjoliver, l’ornementer, le poétiser en quelque sorte, c’est nécessaire, et indispensable en matière tauromachique.
Lupe Sino ne sera admise à le voir que quelques minutes après un premier office dans la petite chapelle de l’hôpital des Marquis. On raconte que l’accès de la chambre n° 18 avait été interdit à l’actrice, pour raison de demande d’épousailles in articulo mortis, de la part de Manolete et ceci tant qu’il était vivant. La demande ne pouvait venir que de la mère de Manuel ou de son apoderado, le sévère et glacial Camará. Dès que l’actrice sera sortie de la chambre, la légende de cette femme partira avec elle. Tout avait été décidé comme cela, et c’est ainsi que l’a vu toute l’Espagne.
Tout de blanc enveloppé, avec un petit crucifix placé entre ses mains croisées, vers les dix heures du matin, le corps désormais figé de Manolete est mis dans un cercueil. Les premiers amis viennent se recueillir sur la dépouille du matador.
Très vite une ambulance viendra le chercher, direction Cordoue, suivie de sa buick couleur bleu argenté. Vers 14h00, lorsque le convoi funèbre entre dans la ville de Córdoba, une foule immense barre la route qui mène le défunt avenue Cervantès, dans sa demeure. Il faudra du temps pour dégager l’avenue et laisser passer les voitures. L’enterrement est prévu pour le lendemain dix heures, et en attendant, les cordouans seront admis pour se recueillir devant le cadavre du Niño qui repose désormais sur un capote de paseo.
Entretemps, dans la voiture de Chopera devant se diriger vers Linares, Angustias s’étonne que Pablo change brusquement de direction, filant vers Córdoba. Elle s’en inquiéte auprès du conducteur qui sans mot dire incline la tête, comme pour acquiescer d’avance la pensée d’Angustias. Un cri horrible s’échappe dans la voiture : c’est la mère de Manolo qui vient de réaliser la mort de son fils tant jalousé et chéri.
Elle arrivera à Cordoue un peu après 16h devant la maison familiale, et dans un premier temps refusera d’entrer. Après de longues palabres, elle pénétrera à l’intérieur de la chapelle ardente dressée pour la circonstance. A demi aveugle, elle se jettera sur la dépouille de son fils sans s’arrêter d’embrasser son visage et il faudra un certain temps pour l’arracher de son enfant, ce fils qu’elle venait de perdre à tout jamais.
L’office sera retardé en soirée, à 17h30 au lieu du matin, suite à l’ampleur de l’évènement. Dans la nuit et le lendemain matin, de nombreux dignitaires, personnages, notables et sommités en tout genre venant d’Espagne et d’autres pays, vont se diriger vers la ville de Cordoue, afin d’assister aux funérailles qui, d’ailleurs, doivent être retransmises à la télévision nationale. Amis et toreros du monde entier affluent vers la Péninsule Ibérique, pour rendre un dernier hommage au grand maestro. Des délégations entières se dirigent vers Córdoba. Les journaux de tous les continents titrent leur première page sur cet évènement et certains quotidiens espagnols doubleront leur tirage. Le New-York Times, le Daily-Mail et le Daily-Herald-Tribune, font tous l’éloge de Manolete. Winston Churchill adressera un télégramme plein d’émotion à Doña Angustias Sánchez en ces termes : « Je suis très touché d’apprendre la mort tragique à Linares de votre fils, et je souhaite vous adresser l’expression de ma plus grande sympathie. J’avais été très ému de recevoir le noble trophée, fruit de l’adresse superbe dans les arènes de votre fils, cadeau qu’il m’avait envoyé à l’occasion de notre victoire en Europe. Je voudrais ajouter mes sincères condoléances à tous les hommages que vous avez reçus. Sincèrement vôtre » .
Dans les églises d’Espagne, les autels sont recouverts de capotes de toreros, et les cloches de chaque village se mettent à sonner. Même la radio nationale interrompt ses programmes pour diffuser de la musique en l’honneur du Maestro de Cordoue. Le 29 août, à l’heure où le cortège funèbre s’ébranle vers le cimetière, Gitanillo de Triana qui toréait à Almeria ce jour, se met à genoux devant son adversaire et lui lance : « Matame, si así lo deseas » (Tue-moi si tu le souhaites).
Le curé de l’hôpital de la Croix Rouge à Cordoue, en apprenant la nouvelle, succombe à un infarctus. Des femmes en pleurs se jettent sur le cercueil à son passage, la guardia civil a le plus grand mal à contenir une foule en délire. Il est prévu que la cérémonie soit retransmise en direct, et qu’une minute de silence sera observée dans toutes les arènes du monde. Le général Franco n’assistera pas aux funérailles, pour cause de sécurité, dit-on…!. Il a simplement adressé un court message à la mère de Manolo.
La cuadrilla de Manolete porte le cercueil jusqu’à sa dernière demeure. Le parcours est prévu sur une distance de quelques trois kilomètres, afin que la foule présente et nombreuse puisse saluer une dernière fois la dépouille du matador, tout cela avec diverses pauses à des endroits de caractères bien spécifiques. La procession partant du domicile familial, avenue Cervantès, va pénétrer les ruelles de la ville en direction des arènes Los Tejares. La croix de Bienfaisance Nationale est posée sur le cercueil. Un appareil survole la ville en lançant des œillets, tout comme la foule qui en jette sur le passage du cortège. En effet, l’œillet représente chez les toreros un étonnant symbole de reconnaissance, de gratitude et d’amitié. Dans ce métier c’est la fleur par excellence, avec aussi le romarin, pour certains maestros, comme Curro Romero.
En passant devant la Tour de la Malmuerta, la pluie déjà présente redouble de violence, idem dans le quartier Santa Maria, puis à la Place Lagunilla on décide enfin de poursuivre le trajet en mettant le cercueil dans une voiture mortuaire. Lorsque le cortège arrive devant le cimetière de Notre Dame du Salut, près du Guadalquivir, le voile de la nuit est déjà jeté sur ce lieu de repos éternel. Rien n’étant prévu pour mettre en terre le cercueil, on dépose la dépouille du maestro dans un caveau prêté pour la circonstance. Le tombeau surmonté d’un mausolée sur lequel repose un torero allongé sur un capote de brega, sera construit un peu après, le tout dominé d’un Christ crucifié, avec un poème de Rafael Duyos (1906/1983) médecin cardiologue valencien, poète de théâtre et de toreros.
Dans le même cimetière reposent Rafael Molina Sanchez « Lagartijo », Rafael Guerra « Guerrita » et Rafael Gonzalez « Machaquito ». Voir photos ci-dessous.
Pendant longtemps, la mortelle cornada de Linares va entretenir bien des discussions, certaines tensions, et même des querelles suivies de bagarres. Seules les photos prises par le réputé photographe Alfredo Cano et les personnes présentes le jour fatal pourront entretenir les diverses controverses au sujet de la mort du Monstruo. Un débat très contradictoire sera développé et amplifié dans bien des bouches.
Effectivement, puisque la blessure ne devait pas obligatoirement entraîner la mort, on va se rabattre sur autre chose. Et là, tout sera permis… La fatigue extrême de Manolete, la pression exercée sur le maestro, sa posture suicidaire devant ‘’Islero’’, l’attitude très hostile d’un certain public, la faute à sa fiancée Lupe Sino, et même on lancera l’anathème sur Luis-Miguel Dominguín qui à l’époque n’avait pas encore dix neuf ans et déjà faisait de l’ombre à Manolete. On sait que Camará, apoderado de Manolo, évitait au maximum une confrontation avec Luis-Miguel, mais par un habile subterfuge, le père de Luis-Miguel avait fait un don de 100.000 pesetas à la Deputación Provincial, de façon à inclure son fils dans la corrida de Bienfaisance à Madrid le 19 septembre 1946. On rajouta même deux pupilles de Carlos Núnez, et au cartel apparut aussi le rejoneador Alvaro Domecq avec Gitanillo de Triana et Antonio Bienvenida qui coupa trois oreilles, contre deux pour le cordouan. Tout cela était organisé à l’encontre du Monstruo, bien entendu.
Ceci sera vivement reproché à Luis-Miguel et à son père, si bien que Carlos Arruza le mexicain, refusera tout net de toréer en sa compagnie, impliquant son énorme responsabilité dans le drame qui s’était joué à Linares ce 28 août 1947.
La tragédie de Linares eut des conséquences. En premier, lorsque Antonio Miura apprit le décès de Manolete, fou de rage, dans sa propriété située tout proche de la petite ville de Carmona, il tua d’un coup de carabine « Islera », la mère d’un toro devenu désormais trop célèbre, ‘’Islero’’. La loge de la Famille Miura à la Maestranza de Sevilla restera close une année durant, avec seulement l’apparition d’un ruban de couleur noir. Manolete était capable d’affronter toutes les ganaderías et fut opposé sept fois aux Miuras, tuant quatorze toros.
Ensuite, Guillermo, le peon de Manolo, va aussitôt se retirer du métier et se dévouer entièrement au service de la mère de Manolete, lui faisant une grande promesse, ne jamais plus dire un seul mot sur son maître de cuadrilla. Enfin, le célèbre Balaña, empresa des arènes de Linares, va quitter cette plaza.
On ne retrouvera jamais la tête de ‘’Islero’’. Plusieurs hypothèses sont données, et toutes demeurent plausibles encore à ce jour. Par contre, la peau de ce bicho fut découpée et exposée au musée taurin à Cordoue. Le rasoir à main du torero, non nettoyé (car comme beaucoup de toreros, Manolete aussi était assez superstitieux) y figure également. Superstition toujours, Manolete ne laissait jamais apparaître sur son lit un quelconque chapeau, y compris le sien, alors qu’il avait un faible pour cette coiffe cordouane qu’il portait souvent, comme en témoignent des photos le représentant ou quelques films réalisés en privé.
En 1951, on éleva un monument place de la Lagunilla à Cordoue, à l’effigie du Niño, et cela principalement grâce au don de Carlos Arruza. De même, tous les 28 août, en plaza de Linares, lors de la course donnée en hommage au Monstruo, il est de coutume de donner la mort aux toros de l’après-midi, en face du tendido 2, à l’endroit même où le Niño estoqua ‘’ Islero ‘’.
Il est bien certain qu’à l’âge de ‘’Manolete’’, et au moment de sa mort, à 30 ans, 1 mois, et 13 jours, il n’avait jamais été question de réaliser un quelconque testament, c’est donc sa mère Angustias qui va bénéficier de son énorme fortune, par le biais d’Alvaro Domecq, ami très proche et exécuteur testamentaire. Sa fortune est alors évaluée à deux maisons, trois fincas et trente millions de pesetas.
Le traje de luces que portait Manolete lors de cette corrida à Linares, fut offert à Franco, qui le remit au Musée Taurin de Madrid, situé à Las ventas près du patio de caballos et des corrales.
Quant à la fiancée bien éphémère, elle reviendra deux ans après (1949) pour acquérir la liquette (camisa) ensanglantée de son amant, contre une somme correspondant au prix d’achat d’une voiture, dit-on. Elle repartira avec seulement un bout de tissu plus ou moins arraché, quittera l’Espagne pour le Mexique et épousera un certain … Manuel Rodríguez.
Dix ans après son départ en terre Aztèque, elle reviendra divorcée et sans enfants, mais toujours de nature pétillante. Le 13 septembre 1959, elle est victime d’un A.V.C (accident vasculaire cérébral) dans son appartement de Madrid. Pour l’anecdote, l’on susurre qu’au même moment, aux arènes de Las Ventas, sortait un toro portant le nom de ’’Islero’’, vrai ou encore légende, qui peut savoir …
La mère de Manolete sera enterrée en 1980 aux côtés de son fils, après bien des démarches administratives.
Son apoderado José Flores dit ‘’ Camará ‘’ est mort lui en 1978.
A sa mort, Manolete avait toréé 42 novilladas et 509 corridas : 454 fois en Espagne et au Portugal, 38 fois, au Mexique, 11 fois au Pérou, 4 fois en Colombie et 2 fois au Venezuela. Il aurait dû toréer à Melilla au Maroc, pour l’inauguration des arènes, mais finalement c’est Luis-Miguel Dominguín qui fit le paseo. Sa carrière dura huit années au cours desquelles il subit vingt-quatre blessures, plus ou moins graves, dont la dernière que nous venons de décrire, ayant entrainé la mort. En cette fin août 1947, il lui restait encore trente-cinq contrats à honorer.
Les deux grandes arènes du Sud-Est de la France auront l’occasion de le voir ; d’abord en Arles le samedi 2 juin 1934, en compagnie de la troupe comico-taurine ‘’ Los Califas ‘’, où dans la partie dite sérieuse, il combattra un eral (jeune taureau de deux ans) en simulacre. Le lendemain dimanche 3 juin 1934, le futur ‘’Manolete‘’ faisait une apparition à Nîmes, toujours avec de très jeunes novillos, croisés dit-on. Hormis ces deux prestations sur notre territoire, la France ne reverra plus jamais ‘’ Manolete ‘’, ni en novilladas piquées, ni en tant que matador de toros.
C’est une certitude d’après les archives et ceci tout simplement à cause de la guerre de 39-45. Il n’était pas très apprécié par Ernest Hemingway, qui lui préférait Luis-Miguel Dominguín, mais par contre Orson Welles dira de lui : « If I were Spanich, I will be proud to have lived in the same century as him. It had something of a saint and a don quichotte, because don Quichotte regarded the windmmills, and Manolete treated the bulls as if they were windmills » (Si j’étais espagnol, je serais fier d’avoir vécu dans le même siècle que lui. Il avait quelque chose d’un saint et d’un Don Quichotte, car Don Quichotte considérait les moulins à vent comme des géants, et Manolete traitait les taureaux comme s’ils étaient des moulins à vent ).
La tristesse du cordouan a toujours forcé son caractère, et son toreo était enveloppé de dramatique. Dans le monde des figuras, un homme n’a jamais atteint à la fois un tel sommet et un si grand isolement. Des deux côtés de l’océan, ses succès s’en sont allés sur les deux rives, se prolongeant même sur les bords du Pacifique. Il était l’ami de tous, pourtant tous ne furent pas ses amis. Un homme qui fuit la mort à chaque geste devant les toros, ne peut pas par principe être un éternel plaisant, et cette morosité ne laissera pas un instant de dissimulation, de fourberie et d’imposture. C’est finalement la bassesse de certains qui eut eu raison de Manolete, la jalousie de quelques prétendants, l’exigeance graduelle et disproportionnée d’un public avide d’adversité, et pourquoi pas de mésaventure. Monolete disait souvent : « Mourir ici ou là, au nord comme au sud, peu m’importe, si je dois mourir, mais périr en triomphe ». Sa mort sera un événement dans le monde, sa vie seulement que de tristes victoires, tel vivait-il dans son fort intérieur. Comme le dira un écrivain, Manolete est parti si loin avec une tradition impossible à comprendre pour un esprit étranger au Milieu Taurin, fut-il un compatriote. Il était d’une nature très exigeante, mais il donnait bien davantage que ce qu’il pouvait recevoir, car il possédait tant d’amour propre, tant de dignité face à son destin, si tragique fut-il. Certaines âmes obtuses et idiotes se sont laissées aller à dire que pour conserver sa vie, et prolonger son existence, il absorbait le sang des autres à des prix impossibles. Manolete’’ est mort ceint de son habit de lumières, brillant de mille feux, ce costume si étriqué et strict, dont enfant il avait tant et tant rêvé. A la nuit tombée, chaque soir désormais, une main mystérieuse semble déposer sur sa tombe un bouquet de fleurs qui ne défraîchit pas, et parait-il à travers l’ombre des croix, certaines nuits de pleine lune, l’on peut apercevoir une silhouette recouverte d’un drap comme une cape, qui rôde à la recherche d’un adversaire chimérique et imaginaire.
Le mythe MANOLETE n’est pas mort. Quant à sa légende, elle n’est pas prête de disparaître non plus.
A noter qu’une statue du maestro a été réalisée en 1972, une sorte de buste exécuté jusqu’à mi-cuisses, en traje de luces, sans les trastos, avec la main gauche placée sur la hanche, la main droite pendant le long du corps, le tout posé sur un socle, devant les arènes de Linares, et portant la mention :
« Linares à Manuel Rodriguez Sánchez ‘’Manolete’’ – 28 VIII 1947–28 VIII 1972 ».
Sur le même sujet, à lire si vous la trouvez, l’excellente étude de Marc Roumengou « Manolete, sa vie professionnelle, sa mort », composé et mis en page par l’auteur. Imprimé à Madrid en février 1999.
Biographie rédigée par Henry Sabatier. Correction, mise en page et illustration : Paco.
Photos : Paco.