Biographie abrégée de Manolete (3).

Troisième partie de la biographie abrégée de Manolete.

28 août 1947. La blessure fatale.

17h30. Les alguacilillos font leur apparition. La pendule du destin ne souffre d’aucun retard.

Comme le stipule le règlement, à gauche dans le sens de la marche se présente le plus ancien en alternative, Gitanillo de Triana ce jour, en costume carmín et or. Dédaigneux, presque arrogant, Luis-Miguel Dominguín, en vert et or, occupe le centre. A sa droite parait Manolete, l’air abattu, mais droit, le visage fermé, accablé diront certains revisteros. Epuisé certes il l’est, mais sans que personne ne sache, intérieurement heureux de pouvoir retrouver son Antoñita Bronchalo, de nom d’artiste Lupe Sino, peut-être le seul faux pas de toute sa carrière. Car la belle fait l’unanimité contre elle, tant au niveau de l’aficion que de la famille du torero (“la puta de Madrid”, dira un jour la mère de Manuel de celle qui lui volait celui qu’elle adorait plus que tout, son Niño …)

Le magnifique traje de luces rose foncé et or parait soudain bien pâle dans la lumière solaire, à l’image du torero avec ses traits tirés. La saison a été difficile, éreintante outre-Atlantique, face à la pression et à la concurrence. Malgré un début de temporada tardif à Barcelona le 22 juin, Manolete est fatigué. Le fait qu’une grande partie du public espagnol n’est pas, ou n’est plus avec lui, le chagrine profondément. Angustias, sa mère, ne souhaitait pas vraiment qu’il vienne à Linares. Un pressentiment de celle qui le connaissait le mieux… et à qui il téléphonait si souvent (mais pas chez elle, car il n’avait pas souhaité lui faire installer le téléphone. “Elle serait morte de peur”, disait-il). Et puis il a l’esprit ailleurs, songeant à de prochaines épousailles. Son attitude, c’est un peu tout cela.

Déjà le premier Miura sort de l’ombre du chiquero. Gitanillo est déjà là pour l’accueillir dans une toute première veronica. S’ensuivra une bonne faena, hélas mal conclue à l’épée. L’exaltation retombe parmi les spectateurs.

Sort le second toro, le premier de Manolete. L’ambiance n’est pas au mieux, le maestro le perçoit pleinement. Manuel sait alors qu’il devra prendre d’énormes risques, et il le fera, car il n’est pas homme à se dérober. L’animal mansote embestít très mal, ses charges ne sont pas franches mais Manuel s’en accomode pourtant dans une faena correcte qu’il achève d’une bonne estocade après un pinchazo. Il se fait malgré tout siffler et se retire très déçu.

Luis-Miguel réceptionne le troisième avec de belles véroniques, faisant preuve d’une grande maestria. Au second tercio, il place lui-même les bâtonnets, la banda de musique l’accompagne. Puis c’est une belle faena, à base de beaux derechazos et de belles séries de naturelles. Mais comme ses deux compagnons de cartel, l’épée lui fait défaut. Il cloue après trois pinchazos qu’il complète de deux descabellos. Il y a pourtant pétition d’oreille. La présidence, quant à elle, ne bronche pas, attendant que monte la demande du public. Le puntillero de service décide alors de lui même de couper les trois appendices à la bête qui vient de s’effondrer à terre, ce qui ne plait pas aux spectateurs qui le font savoir par des sifflets appuyés. Mais Dominguín n’est pas homme à s’émouvoir : il esquisse un sourire narquois et tend la queue du bicho vers le public, attendant sa sentence. C’est un “non” ferme. Luis-Miguel jette le trophée à terre, et présente les deux oreilles. Nouveau refus. Il montre alors l’oreille qui reste, et là, la majorité des spectateurs approuve. Dominguin très satisfait entreprend sa vuelta al ruedo, sans trop regarder la présidence.

Gitanillo de Triana effectue une bonne entame au quatrième Miura, puis une faena plaisante, mais sans rien de bien remarquable et tue mal d’une lame dans le poumon, la bête trépassant dans un vomissement de sang.

18h25. Le cinquième toro entre en piste. « No hay quinto malo « ( le cinquième toro n’est jamais mauvais, dit le vieux proverbe espagnol). Le beau soleil qui brillait au début de la corrida a laissé place à l’ombre qui gagne les premiers tendidos. La piste est désormais dans une légère pénombre.

“Islero”, n° 21, 493 kg, (au centre de la photo) est un beau Miura negro bragado entrepelado, (certains l’auraient vu avec des taches brunes). Il s’est dit que cette bête aurait été échangée, à la demande de Manolete, avec un des adversaires de Gitanillo de Triana. Le bicho, accueilli par correctes véroniques, se fait durement châtier à la première rencontre et fuit la morsure du fer à la seconde. La présidence refusant le changement, Islero prend un picotazo supplémentaire. On le voit ensuite s’aviser au second tiers, coupant le terrain aux banderilleros de service, manquant de peu d’en cueillir un.

Manolete a bien remarqué les mauvaises manières de l’animal, mais, en grand maestro, il fait comme si rien ne s’était passé, malgré les remarques de Camará, son apoderado, qui lui dit : “Ne t’amuse pas avec lui, contente-toi de le dominer en gardant la muleta le plus bas possible ». L’espada tient malgré tout à bien toréer la bête, aussi il avance la muleta et effectue une série de derechazos bien liés, remarquable.

Les spectateurs, impressionnés par ce début de faena, retiennent leurs quolibets. Manolete sait qu’il doit s’arrimer devant ce public si exigeant, et ceci malgré le conseil réitéré de Camara, ne faire que le strict minimum. Il refuse l’épée de verdad que lui tend l’un de ses peones et revient cette fois fouler le terrain du toro, si près que les pitones de la bête frôlent son torse. Encore une série de la droite, et la foule crie : “Espectacular, espléndido, toreroooo, torerooooo… « . Mais “El Monstruo’’ ne s’en tient pas là. Il vient soudain se mettre à quelques centimètres devant les cornes de « Islero’’ qu’il saisit à pleine main, et interpelle le public : “Es eso que quereis…? qué necessitáis más…? (c’est ça que vous voulez…? Que vous faut-il de plus…?).

Toute la cuadrilla est inquiète, valet d’épée, apoderado, peones, piqueros, et même l’empresa des arènes.

“Arrête, mais arrête donc…”, lui crie-t-on des barrières. Et c’est comme à regret qu’il accepte maintenant l’épée de mort que lui tend son peon de confiance, Carnicerito de Malaga, depuis le callejón. Et il s’approche du tendido 2 où se tient le toro. Manuel a toujours été un excellent estoqueador, aussi une fois de plus, il va tuer dans les règles de l’art. Il choisit le volapie. La distance est courte, la muleta s’offre très basse au muffle de « Islero’’. Le maestro profile son corps maigre devant les cornes de l’adversaire, lève l’épée à bonne hauteur, puis se jette en avant. La lame glisse dans le corps du bicho jusqu’à la garde. “Il s’est mouillé les doigts” comme disent les professionnels. Mais dans le même temps, la corne droite d’Islero est venue fouiller les entrailles de Manuel, juste au niveau du triangle de scarpa.

L’homme est soulevé, puis il retombe à terre, tel un pantin désarticulé. Bien que mortellement touché, Islero revient à la charge. La cuadrilla vient au secours du maestro qui gémit au sol. Un peon couvre la tête du toro avec son capote et le détourne de sa cible tandis que le reste de la cuadrilla s’efforce de contenir le sang qui gicle de la plaie. On tente d’obstruer la blessure à mains nues, puis à l’aide d’un bout de tissu. Islero, lui, est allé mourir près du toril.

(“Islero’’ faisait partie, dit-on, d’un lot de Miura refusé à Murcia. On dit aussi qu’il était afeité, mais cela n’a apparemment jamais été prouvé).

A ce moment précis, personne ne connaît encore précisément la gravité de la cornada, mais l’instant est pesant, dramatique. La foule est tendue. On sait que c’est sérieux. Des femmes se prennent la tête dans les mains ou se voilent les yeux pour ne pas voir le sang du torero qui commence à se répandre sur le sable. Le callejón se vide pour venir au secours du Niño. La panique s’installe dans le ruedo. Effarés, les deux compagnons de cartel de Manolete assistent impuissants à la scène.

Cinq à six personnes, dont Guillermo, Cantimplas, Camará, ont pris Manolete à bras-le- corps et se dirigent comme ils le peuvent vers l’infirmerie. Dans l’affolement, ils prennent même le chemin inverse. Rebroussant chemin, ils essayent tant bien que mal de se frayer un passage à travers tous ces gens qui encombrent le callejón. Le corps de Manolete est balloté en tous sens, si bien que la blessure se ré-ouvre et que le sang recommence à couler, laissant des traces dans le couloir.

Biographie rédigée par Henry Sabatier. Correction, mise en page et illustration : Paco.